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Publié aujourd’hui à 06h00

La scène, presque onirique, semble extraite d’un film de Buñuel ou de Fellini : une chèvre se débat avec une corde et des branchages qui l’étranglent. Avec son cou tordu, elle paraît terrorisée. L’image fascine et dérange. « Ne vous inquiétez pas, après avoir photographié la chèvre, j’ai réparé sa corde et elle était en pleine forme », assurait son auteur, le Japonais Issei Suda, interrogé par le New York Times en 2014. Mais, précisait-il au même moment, « quand je prends des photos, je ne pense à rien ».

Maître du déclenchement à la volée, le photographe, décédé en 2019, ne s’embarrassait pas, de son propre aveu, de politesse. Ainsi confiait-il en 2017 à Frits Gierstberg, co-commissaire de la première rétrospective de l’artiste hors du Japon, qui se tient actuellement au FOMU, à Anvers : « Je crains n’avoir aucun respect pour ceux que je photographie. Je les saisis toujours par réflexe. Pas de place dans mon esprit pour considérer quoi que ce soit sur qui ils sont. Autrement, je ne réussirais pas à les photographier d’une manière totalement naturelle, et je pourrais perdre ma concentration si je leur parlais. » Pour saisir ces moments furtifs, il troquera parfois son Rolleiflex pour un Minox, propice aux instantanés.

Impossible de coller une étiquette à Suda, lui dont les images captent avec une retenue teintée d’humour la singularité de la vie ordinaire.

Le stoïque, qui, selon ses propres mots, mitraillait à la vitesse et avec la précision d’un maître de sabre « capable de taillader son ennemi au moment même où celui-ci tire son épée de son fourreau », vient d’une génération de photographes japonais surgie dans les années 1960-1970. Dans une société où l’on doit obstinément taire ses sentiments et obéir aux aînés, la jeunesse est en ébullition. Sa voix radicale commence à rider les eaux lisses des convenances. Suda, né en 1940, est un électron libre, « qui refuse tous les systèmes quels qu’ils soient », résume Anne Ruygt, l’autre co-commissaire de l’exposition au FOMU.

Impossible en effet de lui coller une étiquette. Il n’a pas la crudité érotique de Nobuyoshi Araki. Il ne porte pas la voix de l’intime comme Shomei Tomatsu, ne brutalise pas la belle photographie à la manière de Daido Moriyama. Impossible aussi de le ranger dans la photographie humaniste, lui dont les images captent avec une retenue teintée d’humour la singularité de la vie ordinaire.

Biberonné à Welles et Avedon

Après avoir travaillé pour la troupe de théâtre expérimental Tenjo Sajiki à partir de 1967, Issei Suda commence à sillonner le Japon pour photographier ses compatriotes et saisir les changements d’un pays gagné par une croissance sans précédent et une industrialisation à marche forcée. Une chronique qu’il réunit, en 1978, dans son livre intitulé Fushi Kaden.

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Source : Le Monde.fr

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