Tribune. Emportés par le tsunami du 11 mars 2011, les milliers de corps qui n’ont jamais été retrouvés ont ravivé de vieilles croyances et des rites de communication avec les revenants afin de retisser des liens outre-tombe.

« Aimerais-tu entendre ma fille ? Les voix des disparus ? » Venant d’une femme que j’avais connue à l’université à l’extrême fin des années 1980, cette proposition me surprit. Le lien fort qui nous réunissait s’était tissé autour d’Emily Dickinson, de l’équipe de Liverpool de football – les Reds.

La vie ne l’avait pas épargnée. Mère célibataire abandonnée par un mari aussi carriériste que brutal, elle avait rejoint les rangs des « fleeters » – le terme japonais péjoratif pour désigner les travailleuses précaires avec ou sans contrat –, dans la région du Tohoku (littéralement « nord-est »). Elle avait reconstruit une vie minuscule et ardente avant que le tsunami du 11 mars 2011 n’emporte sa fille et ne la lui rende jamais.

Des trépassés devenus fantômes

Le désastre qui avait frappé le Japon avait causé la mort de près de 20 000 personnes parmi lesquelles 2 500 « disparues ». Ceux-ci étaient des morts sans liens (« muenbotoke ») – le mot « hotoke » signifie en même temps un bouddha et une personne défunte, parfois un cadavre. Ils tendaient leurs mains pour s’arrimer de nouveau au rivage des vivants, ne pas disparaître de leurs prières, réintégrer leurs communautés.

La majorité des autres âmes errantes, même si l’on avait retrouvé ce qui restait de leurs corps, avaient, elles aussi, quitté ce monde dans le déferlement du désastre. Dans les préfectures les plus éprouvées comme Miyagi, Iwate et Fukushima, le tsunami avait détruit les temples, balayé les cimetières et obligé les moines épuisés à expédier souvent les offices funéraires dans des hangars, des gymnases, des abris de fortune.

Or, au Japon, les trépassés ignorés deviennent des fantômes prisonniers de leur haine, capables d’exercer sur plusieurs générations malédictions et maudissures (« tatari »). Déjà circulaient des récits de revenants aperçus à toute heure, d’apparitions parcourant les fragments épars de leurs vies détruites en gémissant.

L’émancipation des fantômes

Les fantômes japonais, couramment désignés aujourd’hui par le terme de « yûrei », n’étaient pas effrayants jusqu’à l’époque médiévale, comme on le voit dans le répertoire du théâtre nô dont un nombre important de pièces met en scène la réconciliation entre les morts et les vivants.

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Source : Le Monde.fr

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